Bonjour Arié Bensemhoun, au vu de l’actualité des derniers jours, vous souhaitez cette semaine évoquer la déchéance de l’Europe.
Bonjour,
Jadis capable d’assujettir le monde à sa guise, l’Europe, grande puissance qui s’ignore, peine aujourd’hui à être maîtresse de son propre destin.
Ces derniers jours marquent la pire humiliation de son histoire. Jamais, au cours des deux derniers millénaires, les peuples européens n’ont été aussi secondaires, aussi insignifiants dans le grand théâtre du monde, où se joue l’avenir des nations.
Mais après tout, comment pourrait-il en être autrement ?
Quand Russes et Américains se retrouvent pour décider du sort de l’Ukraine – et, par là même, de l’avenir de l’Europe – sans même daigner convier les Européens, nos dirigeants accourent à l’Élysée pour, comme depuis trois ans, marteler le même constat d’urgence que nous n’avons jamais eu le courage d’affronter ; enchaîner les déclarations creuses ; et démontrer, une fois de plus, notre incapacité à nous accorder sur quoi que ce soit ou à projeter la moindre image de force et d’unité.
Pourtant, tout ce qui se déroule aujourd’hui était prévisible, annoncé dès le premier mandat de Donald Trump, et donc anticipable. Mais nous n’avons rien fait, sinon procrastiner jusqu’à orchestrer notre propre impuissance.
Arié, comment analysez-vous les négociations pour la fin de la guerre en Ukraine ?
Donald Trump est en quête de deux choses : le profit et le prix Nobel de la paix.
Ainsi, en Ukraine comme à Gaza, il pousse à des cessez-le-feu à tout prix qu’il impose par la menace, sans jamais poser les bases d’une paix juste et durable.
Pour l’Ukraine, la stratégie est simple : tordre le bras des Ukrainiens et offrir à Vladimir Poutine tout ce qu’il souhaite et plus encore, jusqu’à reprendre la rhétorique du Kremlin en accusant les Ukrainiens d’être responsable de la guerre.
C’est une victoire totale de la subversion idéologique russe.
Mais les Ukrainiens ne sont qu’au début de leur peine, car les desseins de Donald Trump pour cette jeune démocratie sont incompréhensibles. Selon son plan révélé par The Telegraph, ce que la Russie n’annexera pas, les États-Unis chercheront à le vassaliser, en exigeant de l'Ukraine la somme de 500 milliards de dollars pour rembourser les 120 milliards d’aide fournis jusqu’à présent. Pour ce faire, Trump leur propose de lui céder 50 % des revenus de toutes leurs ressources minières, pétrolières, gazières, portuaires et de leurs infrastructures stratégiques. Des conditions plus sévères que celles imposées à l’Allemagne par le Traité de Versailles.
Ce projet, évidemment inacceptable, et son rejet par Zelensky lui serviront de prétexte pour se débarrasser du dossier ukrainien, qu'il considère comme un obstacle à son objectif de réconcilier la Russie et l’Amérique, afin de renouer les relations économiques et financières, tout en nourrissant l’ambition illusoire de détourner Moscou de Pékin.
Donald Trump laisse ainsi à une Europe qui, depuis 11 ans, fui ses responsabilités – se contentant du strict minimum pour aider l’Ukraine – le coût financier et humain de sa sécurisation.
Justement Arié, cela devrait représenter une opportunité historique pour l’Europe de s’affirmer…
Absolument.
C’est une occasion unique pour l’Europe de sortir de sa torpeur stratégique et de retrouver sa place dans le monde. Mais la faiblesse de notre leadership et notre incapacité à faire bloc nous paralysent.
Les États-Unis ont bâti leur hégémonie occidentale sur les ruines du Vieux Continent. Chaque tentative d’émancipation stratégique européenne a été systématiquement étouffée par les administrations américaines, soucieuses d’assujettir l’Europe à leur puissance. Et les Européens ont fini par s’en accommoder.
Mais aujourd’hui, nous avons face à nous un Donald Trump qui considère l’Union européenne comme un adversaire commercial et l’OTAN comme un fardeau économique. L’Ukraine n’est qu’un dossier parmi d’autres. Nous ne sommes qu’au début des turbulences, et il reste encore quatre ans.
Dans leur lâcheté coutumière, certains tenteront encore de fuir leurs responsabilités, espérant que la prochaine administration américaine rétablisse l’ordre ancien. Mais à ce rythme, il ne restera plus grand-chose à sauver.
Nous, Européens, qui ne cessons de vanter la supériorité morale de nos sociétés, assistons, tétanisés, à l’effacement de l’Occident en tant qu’idée et idéal, à la dissolution du monde libre dans le jeu des empires.
Pour l’Amérique de Donald Trump, il ne s’agit plus de défendre des valeurs ni un modèle civilisationnel, perçus comme des handicaps stratégiques, mais uniquement de préserver ses intérêts immédiats dans une logique prédatrice.
Comme l’énonçait De Gaulle, les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. Couvés pendant huit décennies, nous avons fini par oublier la réalité du monde. Les événements des derniers jours ne font que nous renvoyer en plein visage nos erreurs, nos faiblesses et nos lâchetés.
Aujourd’hui, l’Europe est à la croisée des chemins : s’assumer et mettre un terme à sa déchéance pour se hisser enfin au rang de superpuissance géopolitique, ou se condamner à l’effacement stratégique et à la soumission.
Arié Bensemhoun
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