Pendant quatre ans, Sarah Halimi – torturée puis défenestrée – a été abandonnée à la périphérie de l’humanité. Pendant quatre ans, les avocats des Parties Civiles, dont je suis, ont hurlé dans un désert médiatique avec pour seul retour l’écho de leurs appels à un sursaut national, à un sursaut judiciaire. Rares sont ceux, comme Radio J, qui nous ont accompagnés. Pourquoi cette solitude ? Parce qu’il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Parce que pour les uns, il s’agissait bien sûr d’un crime antisémite, mais alors cela ne concernait que les Juifs. Parce que pour les autres, Sarah ne pouvait pas être la 11ème victime juive - assassinée en France parce que juive - depuis Sébastien Selam en 2003 et ce, dans une sidérante indifférence. Alors, il fallait une explication, trouvée dans un crime de dément parce qu’il faut être fou pour rentrer chez une vieille dame, la rouer de coups et la jeter du 3ème étage. Fait divers donc. Tragique certes. Mais comme tant d’autres. Alors n’en parlons plus. Et depuis la décision de la Cour de cassation le 14 avril dernier, la lumière est revenue sur ce crime abject.
Depuis les tribunes, les billets d’humeur, les interventions se succèdent et chacun y donne son avis, souvent sans avoir eu connaissance du dossier. Il en résulte nombre d’inexactitudes, d’incohérences et d’erreurs.
Non, la chambre de l’instruction de la Cour d’Appel de Paris n’a pas condamné Kobli Traoré à 20 ans d’internement psychiatrique avec période de sûreté incompressible. Il a certes été hospitalisé d’office mais cette hospitalisation n’est encadrée par aucun délai minimum. Et personne ne peut affirmer aujourd’hui qu’il y restera de nombreuses années et moins encore sous contrainte médicamenteuse lourde. Et pour cause, M. Traoré bénéficiait déjà en novembre 2019 d’une fenêtre thérapeutique c’est-à-dire de l’abaissement significatif de son traitement médicamenteux.
Non, La médecine n’est pas une science exacte et la psychiatrie encore moins, c’est une évidence. Pour autant, et c’en est une autre, nous ne remettons pas en cause le principe des expertises psychiatriques ni l’éclairage qu’elles peuvent apporter. Et non, nous ne souhaitons pas qu’en France on juge les "fous" pas plus qu’on interne les sains d’esprit. Mais jusqu’à preuve du contraire, M. Traoré n’est pas "fou".
Sur les trois expertises rendues, une seule faisait de la bouffée délirante aigüe un épisode inaugural d’une psychose chronique. Les deux autres écartaient sèchement cette thèse. Or, lors de l’audience de la chambre de l’instruction, le Dr Bensussan a reconnu s’être trompé dans ce diagnostic affirmant devant les juges que l’intéressé n’avait pas développé de pathologie psychiatrique.
Les 7 experts étaient désormais tous d’accord sur l’absence de maladie psychiatrique au long cours de M. Traoré.
Mais voilà que deux ans plus tard, le Dr Bensussan change à nouveau d’avis. Dans une interview faite à Marianne, le 19 avril dernier, puis dans une tribune du Monde publiée une semaine plus tard, il abandonne toute nuance et affirme que l’évolution de K.T pendant ses 4 années d’internement laisse penser à un trouble schizophrénique ou à une bipolarité. Et de signer cette tribune avec 4 autres experts qui avaient pourtant eux aussi conclu à l’absence de psychose chronique.
Mais que connaissent-ils de l’évolution de Kobili Traoré, ces experts qui ne l’ont pas revu depuis trois ans ? Probablement pas grand-chose. Mais il faut bien se justifier et qu’importe les contradictions. On ose tout. On ose "la banalisation du cannabis" pour affirmer que Traoré ne pouvait pas savoir que fumer l’exposerait au risque de schizophrénie.
Mais de qui parlons-nous ? de M. Traoré, qui fumait jusqu’à 15 joints par jour depuis l’âge de 14 ans, qui avait déjà montré des signes de paranoïa, subi des crises de rage incontrôlée et recherchait, peu avant le crime, une drogue plus forte encore ? Et l’on voudrait nous faire croire que celui-ci ne connaissait pas les effets ravageurs du cannabis sur son psychisme. Bien sûr.
Et l’on voudrait nous faire croire que les heures passées à la Mosquée Omar le jour même de son crime, que les prières et les aspersions d’eau par un prétendu exorciste que l’on n’a pas cru bon de rechercher, que les sourates du Coran récitées alors qu’il martyrisait Sarah, que ses cris d’Allah ouakbar et de Sheitan qui rythmaient cette séance de torture, n’avaient rien à voir avec un antisémitisme islamiste.
Mais que dire, alors, pendant son hospitalisation, de ses incantations en arabe, le doigt pointé vers le ciel ? Comment interpréter autrement ce geste traditionnel effectué par les djihadistes qui renvoie pour eux à l’idée du martyr prêt à mourir pour sa cause dans l’instant ? Alors, abolition ou altération ?
On ne juge pas les "fous", bien ! et c’est heureux. Pour autant en novembre 2017, dans un dossier en tous points similaires concernant un prévenu ayant fait une consommation massive de stupéfiants et pour lequel deux expertises avaient conclu à l’abolition de son discernement contre une seule en faveur d’une altération, la chambre de l’instruction de Versailles avait, elle, ordonné sa mise en accusation devant la Cour d’assises. Car en effet, les juges du fond ne sont pas liés par les expertises psychiatriques. Par un arrêt du 13 février 2018, la Cour de cassation n’avait pas censuré la chambre de l’instruction. Alors, la Cour de cassation a-t-elle cette fois-ci fait juger un "fou" ?
Enfin et c’est essentiel, dans le dossier Sarah Halimi, comme dans cette affaire de 2017, certains éléments objectifs du dossier nous font penser que le discernement de M. Traoré n’était pas aboli au moment des faits. Certains épisodes trop rapidement écartés et certains actes d’investigation refusés par les juges d’instruction puis par la chambre de l’instruction ainsi que la tenue d’un procès devant la Cour d’Assises auraient pu clore les débats, lever les incertitudes et éteindre les fantasmes.
Maître Oudy Bloch
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