L’Afghanistan, pour les Américains, c’est un échec à triple temporalité, qu’il importe de distinguer.
A très court terme, c’est l’attentat qui a tué le 26 Aout sur l’aéroport de Kaboul 13 soldats américains et aussi 170 civils afghans. Il a défiguré ce que Jo Biden voulait présenter comme un succès logistique extraordinaire: le pont aérien qui a permis l’évacuation de plus de 100 000 personnes en quinze jours.
A moyen terme, c’est la prise de Kaboul du 15 Août, qui parachève une débandade de l’armée afghane dont la rapidité a stupéfait aussi bien les Américains que les talibans eux-mêmes, qui très logiquement, parlent d’une très grande victoire sur les Etats Unis.
A long terme, c’est l’échec de ce qu’on appelle la plus longue guerre américaine, à tort à mon avis, car les soldats américains étaient passés 100 000 en 2012, à 10 000 en 2016 et à 2 ou 3000 depuis 2 ans. Une présence donc, mais depuis longtemps pas une force de guerre ou d’occupation.
Commençons par la plus ancienne, peut-être la plus grave, de ces temporalités.
En novembre 2001, les Américains et leurs alliés, dans le cadre de la guerre contre le terrorisme proclamée par GW Bush avec l’appui de la communauté internationale, ont chassé les talibans qui avaient refusé de livrer Osama Ben Laden, responsable des attentats du 11 septembre.
La pacification de l’Afghanistan, ce pays qu’on appelle le cimetière des Empires, a coûté au budget américain, Jo Biden l’a dit, 300 millions de dollars par jour.
Rapportons ces chiffres à ceux de notre pays. L’Etat prélève en France 18 dollars par personne et par jour, et le PIB par habitant est de 40 000 $ par an. Pour leurs dépenses en Afghanistan, les Etats Unis ont versé 8 dollars par personne et par jour, mais à la clé le PIB par habitant est aujourd’hui de 500$ par an, 80 fois moins. C’est le plus faible de l’Asie. Tout ça pour ça?
Evidemment, le budget américain pour l’Afghanistan a aussi profité à certains secteurs de l’économie américaine. Et il a permis d’éduquer, de donner du travail, d’occidentaliser des jeunes Afghans et des jeunes Afghanes, ceux-là même qui ont tenté désespérément de quitter le pays ces jours derniers et qui, s’ils n’y sont pas arrivés, vivent dans l’angoisse. Mais rapportés à l’immensité de ce pays agricole et tribal, les progrès ont été minuscules en matière d’éducation, d’hygiène publique et de niveau de vie par habitant.
Ainsi, la culture du pavot d’où provient 90% de l’héroïne mondiale, ne provient par uniquement des talibans, comme on le dit parfois. Pour beaucoup de paysans, c’est la meilleure ressource pour survivre. Et évidemment c’est aussi pour les chefs locaux et les seigneurs de la guerre le moyen d’asseoir leur pouvoir. Les talibans promettent son éradication, mais celle-ci ne se ferait pas sans résistance. L’arrivée des chinois en Afghanistan, rappellera par un de ces paradoxes dont l’histoire est friande, les deux guerres que les Occidentaux avaient livrées à la Chine dans le but de l’inonder de l’opium que les Britanniques cultivaient, guerres que la Chine n’a toujours pas pardonnées.
L’échec de la construction d’un Etat démocratique viable en Afghanistan déconsidère pour longtemps toute tentative de ce type. Mais a-t-elle vraiment été tentée? Contrairement à ce qu’espéraient les néo-conservateurs de l’époque Bush, on découvre que seule la lutte contre le terrorisme aurait été au programme de l’administration américaine qui prétend d’ailleurs que cette lutte-là a bien été gagnée. Tellement gagnée que les jeunes américains n’attachent aucune importance au terrorisme, que le 11 septembre ne signifie plus grand chose pour eux, et qu’un nombre alarmant d’entre eux considère que la politique américaine d’oppression en était largement responsable.
Le retrait des troupes américaines est donc en phase avec l’opinion publique, qui se soucie comme d’une guigne de ce qui arrive dans ce pays lointain et impossible à contrôler. Quant au risque de transformer l’Afghanistan en repère du terrorisme mondial, les Etats Unis pensent avoir les moyens d’agir efficacement du dehors.
Une fois de plus les USA s’appuient ici sur ce qu’ils supposent être des communautés d’intérêt. La Chine ne veut pas que l’enthousiasme islamiste afghan déborde au Xingkiang, et la Russie que celui-ci s’exporte en Asie centrale ou dans le Caucase. Les Talibans savent que leurs nouveaux alliés peuvent être impitoyables et ils ne prendront pas ces risques. Envers les Etats Unis, ils tiendront compte aussi de ce que des représailles sévères, militaires, économiques ou financières sont possibles, mais vis-à-vis de l’Europe militairement impuissante, cela risque d’être « open bar » sans le désormais incertain parapluie américain….
En tout cas, il a été plus simple d’apporter la démocratie à un pays comme l’Allemagne vaincue, malade du nazisme, qu’à un Afghanistan malade du sous développement, de la corruption et de l’Islamisme.
Quant à l’évaporation de l’armée afghane en face des Talibans, je ne sais pas le rôle de la corruption, des arrangements entre chefs de guerre ou des défaillances du renseignement et de son exploitation. Mais d’un côté on défendait très mollement un Afghanistan démocratique, de l’autre on se se battait pour un idéal religieux. Un bout de capuchon arme 25 000 moines, écrivait Pascal. Les talibans ne sont pas des moines, ce sont des étudiants en religion. Leurs motivations et leurs moyens me paraissent horribles, et je trouve que le silence de certains mouvements féministes occidentaux est assourdissant, mais ils leur donnent un dynamisme incomparable.
En outre les soldats afghan ont agi rationnellement. Les Américains ont à Doha sous la présidence Trump, passé avec les Talibans un accord d’évacuation en l’absence de représentants de ce gouvernement afghan qu’ils étaient censés soutenir de toutes leurs forces.Cet accord tenait plus de la reddition que du compromis car il ne reposait du côté taliban que sur des vagues promesses aussitôt violées. Il a été suivi de la libération de 5000 prisonniers parmi les plus dangereux et de l’évacuation des bases militaires,. Comme le Président Biden l’a confirmé et qu’il s’est engagé d’avance sur une date de départ, les jeux étaient faits. Il fallait pour sauver sa peau passer in extremis dans le camp de la victoire. La responsabilité des deux derniers présidents américains est ici accablante.
Reste le troisième échec, celui de l’attentat de l’aéroport. On a rapidement identifié un nouvel ennemi public, connu jusque-là par les seuls spécialistes, l’Etat islamique au Khorassan, EIK. Jo Biden lui promet des représailles terribles, mais à lui seul et cette focalisation est inquiétante, car on fait mine de considérer que les talibans, maitres de Kaboul, qui contrôlaient les entrées de l’aéroport, sont quasiment victimes collatérales de cet attentat. On rappelle que s’ils s’y étaient opposés, il n’y aurait pas eu d’évacuations aériennes , ce qui donne une idée de l’impuissance des occidentaux.
Certains se font à l’idée que des talibans raisonnables existent et qu’ils pourraient être des alliés, malgré tous les témoignages qui montrent que leurs méthodes n’ont pas changé. Même si le discours officiel reste encore circonspect, malgré cette ministre canadienne, afghane chiite réfugiée ayant toutes les raisons de détester les talibans, qui a parlé d’eux comme de « frères », les talibans sont en train de devenir des représentants respectables de la communauté internationale, et la présentation de l’EIK comme l’ennemi à abattre est utile à ce tour de passe-passe, comme il y a quelques années la lutte contre Al Qaida avait été le prétexte d’une idéalisation de l’image des Frères Musulmans.
D’ailleurs, les talibans sont organiquement intriqués à Al Qaida. C’est le général Kenneth F. McKenzie, le plus haut gradé américain dans toute la région, qui le disait il y a quelques mois dans une interview. Le même général MacKenzie qui cette semaine a fait l’éloge de la coopération des Américains avec les talibans sur l’aéroport de Kaboul…….
Si cela signifiait que Al Qaida est en train d’acquérir ne serait-ce qu’un début d’indifférence, sans parler de légitimité, ce serait une bien sinistre façon de commémorer le vingtième anniversaire du 11 septembre.
Richard Prasquier
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